Episode 4 : Art politique, art militant... art de l'intime ? (Avec le Collectif Mwasi & Maya Mihindou)

Avertissements

Cet épisode contient des sujets sensibles tels que la mort et le deuil, d’une perspective afrodescendante, sans description graphique.

Description

Pour cet épisode, Mélissa Andrianasolo efface sa voix pour en laisser d’autres s’élever. Elle tend d’abord le micro à Sarah, Assia et Ana Laura, membres de la commission Art et Éducation du collectif Mwasi. Les trois militantes nous parlent de l’intrication entre art, politique et militantisme. Puis, c’est au tour de l’artiste Maya Mihindou de se livrer dans un entretien intimiste, où elle se confie sur sa pratique « thérapeutique » du dessin. L’artiste nous parle de son rapport avec l’œuvre de Frida Kahlo, du fanzinat et des espaces militants. Elle se livre sur sa pratique quasi « automatique » du dessin, l’illustration ayant été pendant longtemps son seul moyen d’exprimer ses sentiments. Son art, intime et politique, lui a permis de progresser dans son deuil, de guérir, de comprendre et d’agir.

Autrice : Mélissa Andrianasolo
Producteur·ice : Claire-Selma Aïtout
Ambiance sonore / compositeurice : Lilith Didier
Mixage : Marie-Lou Henry Viel
Transcription : Nine Sevenson
Site Internet : Anthony Dumas
Communication : Pauline Moszkowski-Ouargli / Lucie Pradeau

Crédits son additionnels :
– Sons de manifestation (introduction) : Collectif Mwasi

Transcription

La Couleur de l’Art

Episode 4 :

[Mélissa Andrianasolo]

Cet épisode de la Couleur de l’Art évoque des sujets sensibles, tels que la mort, le deuil, d’une perspective afro-descendante. Assurez-vous d’être dans de bonnes conditions pour écouter cet épisode.

Dans cet épisode, vous allez écouter les voix du collectif MWASI à travers Anna-Laura, Asia et Sarah. Puis vous entendrez la voix de l’artiste Maya Mihindou. J’ai décidé de mêler ces voix, car cela faisait grand sens pour moi. Mais j’ai également décidé d’effacer la mienne, alors, je vous laisse avec l’écoute de ce nouvel épisode de la Couleur de l’Art.

 

[Mélissa Andrianasolo]

Anna-Laura, du collectif MWASI.

 

[Anna-Laura]

L’art approche, rapproche les gens. Soit la musique, soit les pratiques, tout ce qui est beau (rires), dans le sens de la beauté, de l’art, approche les gens. Souvent on aura, quand on a des mouvements révolutionnaires, nous avons une esthétique, nous avons des musiques, nous avons des expressions, de la littérature, qui parle de ce changement-là, qui parle de ce qu’on veut pour un autre monde.

Je pense qu’en tout cas dans un… MWASI c’est un collectif révolutionnaire, donc nous luttons pour qu’on change de système. Et moi je dis souvent qu’il nous manque des créativités pour imaginer un monde différent. On est toujours très « oh le capitalisme c’est comme ça, qu’est-ce qu’on va faire d’autre, ce n’est pas possible, il n’y a pas moyen de sortir de ce système », et en fait je me dis à chaque fois, que si on avait plus (rires) d’ateliers d’écriture, (bruits de crayons sur du papier), plus de formes de s’exprimer, de temps pour traîner dans le vide, il n’y a pas d’improvisation sans vide ! 

Donc et que ce vide-là puisse être comblé par des activités qu’on puisse puiser dans notre, dans nos envies, dans ce qu’on trouve beau et on aurait peut-être plus de possibilités (bruits de manifestation) de créer ce nouveau monde qui va être beau, il va y avoir plein de chansons, de gens qui dansent.

 

[bruits de manifestation]

Laissez, laissez, laissez, laissez, laissez la petite !

Laissez, laissez, laissez, laissez, laissez la petite !

Laissez, laissez, laissez, laissez, laissez la petite !

 

[Mélissa Andrianasolo]

Asia, du collectif MWASI.

 

[Asia]

L’art c’est aussi… c’est un bon outil de lutte, et en fait ça permet de penser aussi l’activisme  d’une nouvelle manière en fait, par d’autres canaux, de la culture populaire aussi. 

Et comme disait Anna-Laura il y a des films, des musiques, des choses qui nous rassemblent et qui font que ça peut permettre de faire renaître des choses, des histoires, faire surgir des actions communes. Et je pense que ça donne aussi, enfin l’art de manière générale donne beaucoup d’idées en fait pour changer le système actuel, et pour imaginer ensemble des nouveaux futurs en fait, et qui peuvent ensuite amener aussi à des actions politiques. 

Je pense que l’artça a un grand pouvoir de transformation, en fait, par l’imagination de se dire qu’on peut imaginer des choses et puis ensuite les faire en fait. Donc oui pour moi c’est vraiment très important.

 

(bruits de chants scandés)

Tu m’appelles tigresse ! 

Tu m’appelles chérie, tu m’appelles chérie, c’est pas mon nom, c’est pas mon nom !

C’est pas mon nom, c’est pas mon nom !

Tu m’appelles doudou, tu m’appelles tigresse, tu m’appelles négresse, tu m’appelles chérie, c’est pas mon nom, c’est pas mon nom, c’est pas mon nom !

 

[Mélissa Andrianasolo]

Sarah, du collectif MWASI.

 

[Sarah]

Je pense que la question des limites de la représentation, elles font vraiment écho au, comment dire, à la grande question qui taraude en fait le militantisme, c’est à dire quels espaces de parole, quels espaces de diffusion tu vas choisir pour faire passer ton message, dans un monde où les espaces de parole majoritaires sont des espaces qui nous oppriment nous, personnes racisées, nous femmes, nous minorités de genre, etc. etc.

Du coup la grande question c’est « est-ce qu’on va quand même utiliser ces espaces qui vont parfois, et même souvent, limiter en fait nos paroles, nous censurer, sous un semblant en fait de visibilité à grande échelle. Ou est-ce qu’on n’utilise pas ces espaces mais notre parole est invisibilisée, ou du moins reste à petite échelle, dans des cercles voilà, beaucoup plus petits. Du coup oui je pense que c’est comme ça que se perdent les limites de la représentation, et de la représentativité.

 

(bruits de slogans)

C’est pas oui oui oui oui, on dit non non non non, c’est pas oui oui oui oui.

C’est pas oui oui oui oui, on dit non non non non, c’est pas oui oui oui oui,  on dit non non non non

 

[Anna-Laura]

Faire de l’art, sans avoir besoin de se justifier à des institutions bourgeoises qui veulent te confirmer seulement si tu es capable d’écrire des dossiers, si tu es capable de bien te présenter avec les mots qu’il faut. Je pense qu’en tant qu’artiste et en tant que créateur noir, la plupart du temps on est confronté à ça, à ce qu’est-ce qui attend déjà à la base, avant que tu ouvres la bouche, avant que tu fasses un trait pour peindre un tableau, on attend quelque chose de toi. Et souvent c’est cette idée que nous devons faire de l’art politique, comme si les personnes noires elles ne peuvent pas faire de l’art pour faire de l’art.

 

Je pense que d’abord nos subjectivités elles sont vraiment traversées par le racisme, nos histoires elles ne sont pas racontées, donc c’est normal que toutes les personnes noires elles ont, quand elles sont créatives, elles ont envie de parler de ça. Il y a plein de narratives, plein des histoires à nous qui ne sont pas racontées, genre, et on ne se voit pas être représentées, donc c’est normal que cette représentation là, qu’on la cherche. Et quand nous on a, nous quand on est créateurs, qu’on a envie que ce soit mis en scène en art.

 

Et aussi bien sûr il y a des artistes qui se réclament activistes et je pense qu’en fait, un artiste noir il peut être tout ce qu’il veut ! (rires) Il peut être artiste, activiste, il peut, on peut être tout ce qu’on veut, parce que nous sommes très multiples, nous sommes des personnes complètement multiples, donc c’est important aussi de dire qu’on peut être ce qu’on peut. Et qu’il y a beaucoup de personnes qui font de l’art parce qu’en fait j’ai du mal aussi avec, comme si on faisait une différence entre l’art politique, l’art pas politique mais je pense qu’il y a… Occuper cet espace c’est quelque chose de politique, mais pas seulement en tant qu’individu donc c’est ce que je trouve intéressant dans l’artivisme, c’est la notion aussi de nous sommes un groupe, nous sommes, ce n’est pas que l’ego d’un artiste (rires), c’est aussi une cause, c’est aussi un groupe.

 

[chants de manifestation]

Tous ensemble ! Solidarité !

(inaudible)

Tous ensemble ! Solidarité !

 

(bruits de sifflet)

 

[Sarah]

Le concept d’art activisme, artivisme, c’est aussi comment on le perçoit en fait, comment on perçoit le travail de certains artistes. On peut toujours avoir une lecture politique de toute œuvre, après ce n’est pas forcément ce que les artistes en eux-mêmes souhaitent, je pense que c’est bien aussi comme Anna-Laura qu’il y ait la possibilité de créer en fait, enfin de faire de l’art qui ne se clame pas comme politique. 

Et aussi je voulais revenir sur la notion de dialogue, de ce que disais Asia, de dialoguer avec un public aussi, je pense que c’est ça qui peut rendre politique, c’est de où on voit les choses en fait, dans quel contexte, dans… et comment on les reçoit comme groupe, mais aussi de manière individuelle.

 

[générique de début]

[musique]

[Mélissa Andrianasolo] La Couleur de l’Art, le podcast qui traite de la question de la race dans l’art. 

[Nicolas Sarkozy] Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire.

[Casey] Faut être là pour leur montrer qu’il y a pas que des nègres enchaînés sur des scènes, il y a aussi des gens qui parlent tu vois !

[Aimé Césaire] On ne peut séparer le problème du sort de l’art africain du problème du sort de l’homme africain !

[Mélissa Andrianasolo] Et pour vous, quelle est la couleur de l’art ?

[fin du générique]

 

[Maya Mihindou]

Je m’appelle Maya Mihindou, je suis illustratrice, mais qui touche également à la photographie, à la vidéo et aux images plus largement, et aux mots. J’ai 36 ans, oui c’est ça (rires), j’ai 36 ans et je vis donc à Marseille depuis deux ans après avoir passé un bon morceau de ma vie à Paris et en région parisienne, et avant ça, après être arrivée du Gabon et du Cameroun où j’ai vécu ma petite enfance, qui est le pays d’origine de ma maman.

Je ne me présente jamais avec, en disant que je suis métisse, parce que c’est ce que je suis, ni que je suis noire. Si on me pose la question évidemment, ou si le contexte le nécessite je le fais mais bon, c’est vrai que ce n’est pas forcément ce que je dirais en premier. 

Après oui je dis souvent que je suis métisse, parce que c’est toujours un peu ce qu’on m’a renvoyé comme mot, identitairement, mais aussi parce que dans ma famille, j’ai une famille métisse sur plusieurs générations. Et du coup dans ce métissage-là il y a des personnes qui peuvent être très foncées, comme ma sœur, qui elle est noire, des personnes qui peuvent être beaucoup plus claires, comme certaines de mes cousines, ou même ma propre fille, et que du coup pour moi tout ça, c’est du… connaissant on va dire tout le background familial et historique, et mémoriel de ma famille, je sais que tout ça c’est du métissage.

Et ce que je veux dire par métissage, et c’est comme ça que je l’entends et le porte, c’est qu’on est tous et toutes issu.es, dans ce contexte-là, familial, de territoires continentaux, que sont l’Afrique et l’Europe, et qui sont des territoires qui ont une histoire compliquée. Donc c’est compliqué de venir de ces deux territoires-là parce que c’est une histoire conflictuelle, à la base, qui a fait se rencontrer les personnes qui ont choisi, qui ont vraiment choisi de s’aimer dans un contexte qui était difficile.

Donc métissage pour moi veut dire ça, veut dire que j’appartiens à ce, à cet espace-là, et je dis aussi que je porte les mémoires de ma famille, j’ai toujours ressenti ça très fort, donc je porte les mémoires des personnes noires de ma famille, c’est ce qui dépasse le plus et surtout parce que j’ai été élevée surtout par ce côté-là. Mais je sais que je n’ai pas la même expérience qu’une personne noire en France aujourd’hui, j’ai l’expérience, et en tout cas ce qui va rebondir dans les yeux des gens, des projections etc. seront sur une personne métisse, donc ça va être d’autres choses qui vont être plaquées ou regardées ou mises sur ce genre de corps. 

Ça va être de l’exotisation, ça va être des connivences un peu étranges, ça va être, bon bref, en tout cas, je me définis plus intuitivement par le terme métisse mais dedans j’ai choisi très tôt de le repolitiser ce mot-là, parce que je sais que dans le contexte français par exemple, il a été complètement vidé de substance. Le métissage c’est devenu une espèce de faux drapeau d’emballage d’une société ouverte d’esprit etc. et quand on est soi-même métisse issu.e de ces, encore une fois, de ces territoires compliqués, on sait que ce n’est pas juste ça, être métisse.

 

Je viens du dessin, je dessine depuis que j’ai, depuis le lycée on va dire, parce que c’est vraiment par ennui que j’ai commencé à dessiner (rires). Par ennui et en rencontrant des personnes aussi qui dessinaient elles-mêmes et qui m’ont motivée, enfin qui m’ont donnée envie. Et le dessin a toujours été quelque chose qui me permettait d’exprimer, ou en tout cas de laisser parler des choses plus inconscientes, le rapport que j’ai à ça a toujours été très proche du dessin automatique, de l’utilisation d’outils que je ne pouvais pas effacer ou gommer, et depuis c’est vraiment devenu quelque chose qui a pris de la place jusqu’à ce que j’en fasse un peu un métier.

Je ne me suis jamais dit « tiens je vais faire du travail militant, je vais faire du dessin militant », ce n’est vraiment pas du tout comme ça que ça c’est fait. C’est plus de, déjà c’est une affaire de rencontres, comme souvent dans la vie. 

Je pense que ce qui m’a le plus marqué dans toute ma formation en dessin, sachant que je n’ai pas fait de formation, enfin je n’ai pas fait d’école etc. ça a été le fanzinat. C’est à dire de fabriquer des journaux. Fabriquer des journaux, fabriquer des histoires, et d’être au contact de personnes qui elles-mêmes font des fanzines, ça, ça a été ma formation, ça a été de traîner dans des festivals, derrière des tables, à fabriquer des journaux et à les vendre trois francs six sous en les ayant (rires) imprimer de manière absolument dégueulasse, mais d’être entourée de personnes incroyables qui en faisaient aussi. C’est à dire de voir des gens de près, de côtoyer des personnes, qui avaient un talent de dingue, et qui utilisaient ces médiums-là pour raconter leurs histoires sans passer par autre chose que juste « je prends mon crayon, mon papier, je photocopie mes dessins, je les assemble et je les vends, et j’essaie de faire ça joliment ». 

Et ça, (tousse) ça a été ma formation personnelle, et qui a été très importante parce que c’était pouvoir voir de très près des personnes en train de créer, et souvent dans ce genre d’espace il y a, c’est là aussi qu’on peut tout dire, le fanzine c’est, tu prends cet outil-là pour raconter ce que tu veux en fait, et donc c’est aussi là que tu croises, enfin en tout cas que moi j’ai croisé des choses, des premières esquisses en tout cas de, de liens entre art et politique, de manière très facile et directe. Parce que ça peut être aussi des milieux très punk, bon, voilà.

Et donc (bruits de rue, de train) on va dire que déjà ce premier geste-là qui est le geste pour lequel j’ai encore aujourd’hui le plus de respect, c’est à dire que quand je vais dans des festivals, il y a des festivals de dessin qui peuvent se faire dans des espaces complètement à l’arrache, où tu as des gens qui fabriquent des trucs, qui font de la sérigraphie, qui vont, qui dessinent, qui racontent des choses à des échelles, à leurs échelles, de là où ils sont, et bien je crois que c’est ce qui continuera à me toucher le plus, en fait. 

Aussi parce que du coup de le faire, de le pratiquer depuis très jeune, je ne sais pas, seize ans, j’ai pu voir ce que ça voulait dire, underground, c’est à dire des choses qui se font et se fabriquent à l’ombre du reste du monde, voilà comme un bouillonnement comme ça sous la terre (fin des bruits), et qui en fait finit par remonter à la surface. C’est à dire que plein de choses, de gestes, de styles, de quêtes graphiques etc., je les ai d’abord eu dans des espaces où les gens, dans le fanzinat, et ensuite ces personnes-là que j’aimais tellement en tant qu’artistes par exemple, aujourd’hui sont professionnels, ont fait des bouquins et ont changé, ont modelé le monde de la bande dessinée, ou le monde, je ne sais pas, du graphisme, etc.

Donc ça c’était un truc assez, assez fort dans ma formation personnelle. Tout, n’importe quel processus artistique a ça en fait, enfin marche ainsi. Ça marche d’abord par des choses très petites, par des petits gestes, par quelque chose de très pur, de très spontané, qui n’est pas dans le réflexif forcément, mais qui va être dans le « je jette quelque chose », ça c’est forcément des choses que l’on fait, ce sont des choses de jeunesse, parce qu’il faut justement ne pas être complètement moulé ou formaté trop longtemps pour pouvoir faire ça. Après il y a des personnes justement qui ne lâchent pas, ce besoin-là de s’exprimer par, avec cette honnête-là. 

Il y avait toujours une dimension, un pied ou une velléité, ou je ne sais pas trop quoi, de parler d’auteurs ou d’autrices noir.es que j’aimais, ou de mettre en avant des histoires, qu’aujourd’hui je peux lire avec le recul, qui sont en fait des récits de personnes bi-nationales, qui ont besoin de raconter qu’est-ce que ça fait de se sentir fragile dans l’espace qui est le nôtre ici. Enfin j’ai l’impression en fait de toujours raconter ça en images depuis des années, mais en utilisant des outils ou des styles qui étaient les miens à l’époque, c’est à dire l’influence du manga, l’influence de la BD etc. mais qui en fait ne racontaient déjà que ça. Donc finalement en fait je fais la même chose depuis des années, par contre ça fait peut-être trois ans, trois quatre, trois ans oui, trois quatre ans, que je suis étonnée de voir qu’en ce moment j’ai du travail, je peux gagner de l’argent, en faisant exactement ce que je fais depuis des années. Simplement aujourd’hui il y a des espaces qui peuvent accueillir, des espaces plus conventionnels on va dire, par internet etc., qui peuvent accueillir en fait ça, et qui ont permis de mettre ensemble tout un tas de vécus qui sont comme le mien, où pendant très longtemps ces choses-là je les faisais dans mon coin dans des milieux qui n’étaient pas du tout, où je pouvais être un peu seule mais d’ailleurs pas forcément parce que quand j’y pense, le fanzinat, mes copains, tous les copains avec qui je faisais ça, on était tous des personnes on va dire, pour utiliser ce terme que je n’utilise pas forcément toujours, mais racisées, bi-nationales, voilà une espèce de bordel melting-pot culturel complètement fou. Et en fait on s’est mis ensemble et on a fait des fanzines, et ça aussi ce n’était pas anodin, mais on ne se disait pas tiens on va se mettre ensemble parce que ceci ou cela, c’est juste, ça se faisait comme ça.

Et par contre aujourd’hui il y a des espaces de création qui accueillent ce genre de vécus, qui… où il y a un besoin de représentation et d’image qui est réel et qui est demandé, et qui est surtout compris, et ça je crois que c’est quelque chose qui est en train de changer, de manière underground, ça s’exprimait déjà, et voilà c’est en train de remonter à la surface, comme tout le temps.

 

Je me suis toujours sentie proche des idées féministes, c’est toujours, ce sont des choses qui m’ont énormément influencée dans le dessin, par à la fois par ce que j’y trouvais et à la fois par ce que je n’y trouvais pas. Mais aujourd’hui par le féminisme c’est un vrai territoire où on peut venir s’exprimer collectivement. Il y a des organisations politiques assez diversifiées pour que plusieurs personnes s’y retrouvent, donc encore une fois passer du féminisme, s’il ne faut pas… là je mets de côté le dessin etc. mais voilà j’ai effectivement eu plusieurs démarches pour essayer de me rapprocher de mouvements féministes. Après pour plein de raisons c’était compliqué, d’une parce que je reste quand même une sale ours qui est quand même mieux à faire ses petits Mickey dans son coin, et qui a du mal à rester longtemps dans des collectifs. 

Mais pendant longtemps je ne trouvais pas ce que je voulais en fait, dans le féminisme majoritaire, blanc, et qui ne prenait pas en compte, ça ça me sautait les yeux en fait à chaque fois, qu’en fait on ne parlait pas de ce qui moi, de ce que moi j’avais besoin de muscler, de travailler. Et si je dis muscler c’est justement parce que le début de ta question c’est comment on se présente, et si je me présente, enfin si je dis que je suis afro-descendante, métisse, ça veut dire que j’ai besoin de nourrir en grandissant, j’ai besoin de nourrir ces histoires multiples et plurielles, et compliquées, avec ce qui m’intéresse, donc la lecture, le dessin, les arts, militer, réfléchir collectivement, et qu’en fait si on reste dans ce qui était très longtemps majoritaire, je pense que plein de gens se sentaient comme amputés, ou atrophiés, ou en tout cas voilà, c’est comme si on ne peut pas travailler sur le plein potentiel de ce qu’on peut donner quand on est issu de cette complexité-là.

Et le mouvement féministe n’a bien sûr pas du tout échappé à ça pendant très longtemps, ne voyait pas du tout que leur discours mettait de côté une énorme partie de la population française. Et ça encore une fois je peux en parler maintenant mais pendant longtemps je n’avais pas les mots pour comprendre pourquoi est-ce que je ne me sentais pas bien là-dedans ou pourquoi est-ce que ça n’allait pas, enfin ça ne me suffisait pas dans les rencontres assez fortes artistiques et ce n’est pas, j’ai tendance à mettre artistique pour tout parce que tout vient nourrir pour moi, j’ai l’impression que tout ce que je peux lire ou vivre, va venir se déposer dans la matière qui me permet de faire des choses. 

Et donc ce n’est pas une artiste, mais Angela Davis, quand je l’ai lu la première fois, elle est venue, elle m’a mis la tête K.O quoi, il y a eu un truc genre ok, (rires) maintenant je comprends pourquoi est-ce que je ne me sentais pas bien dans ces mouvements-là, pourquoi est-ce qu’il y avait quelque chose qui était toujours un peu, je ne sais pas comment dire, oui comme s’il te manquait un organe ! Un truc comme ça, et tu lis Angela Davis, enfin bref c’est classe et là tu comprends qui tu es. 

Ça met la barre très haut après en terme d’exigences sur ce qui t’entoure quand tu rentres dans les milieux militants, quand tu as lu Angela Davis tu ne peux plus, tu es obligée de vouloir pousser les portes plus loin encore, quand tu rentres dans n’importe quel espace militant, c’est toujours insuffisant partout où tu vas mais par contre maintenant tu as les clés pour comprendre pourquoi c’est insuffisant.

Et donc oui pendant longtemps ce sont des prises de conscience qui étaient très solitaires en fait, ou que je pouvais partager avec un entourage proche, ou que je pouvais partager avec un entourage militant majoritairement blanc, et féministe mais bon voilà, majoritairement blanc. (bruit d’eau qui coule) Et là maintenant je vois, il y a vraiment quelque chose de l’ordre comme s’il y avait eu plein de petites rivières partout qui chacune était dans leur coin et il y a un fleuve (rires), un espèce de fleuve qui est en train de se monter, plusieurs fleuves d’ailleurs. Et aujourd’hui du coup il y a une réceptivité de ces contenus, de ces images, de ces réflexions, féministes, antiracistes, pour prendre tout ce bagage-là de mots, voilà. Donc oui ça c’est un vrai changement, que je peux dire que j’ai vu un vrai changement, de passer de je fais mes petits dessins dans mon coin, qui racontaient déjà la même chose, et maintenant il y a des espaces où je peux montrer ces dessins-là.

 

Pour moi c’est assez nouveau de m’interroger sur ces questions à partir du fait d’être afro-descendant. C’est à dire que je sais que c’est avec, le temps avançant je vois bien en fait ce que j’essayais de dire depuis des années, et qui de fait ne tournent qu’autour de la fragilité de ces identités-là. Je dis ces identités parce que ce n’est pas juste être afro-descendante, c’est appartenir à des espaces à la frontière, voilà. Ce mot-là me parle plus par exemple, c’est un mot, le fait d’être, d’avoir des identités de frontière, ça ouvre aussi la perspective et ça met en lien des personnes qui sont elles-mêmes confrontées à des collisions différentes. 

Et quand je dis collision, moi c’est une collision qui est assez spectaculairement liée à la colonisation, comme beaucoup de métisses. Tu viens d’un pays qui a été anciennement colonisé donc tu portes les mémoires de l’histoire coloniale, du point de vue des personnes colonisées, et tu portes aussi des mémoires de l’histoire coloniale du point de vue du colon parce que tu sais aussi dans ton histoire et en plus tu vis dans le territoire, dans ce territoire-là. 

Donc ça pour moi c’est une collision énorme, qui se répercute sur plein de choses, dans, pour moi le métissage en politique c’est ça en fait, c’est être conscient que c’est ça le métissage, c’est un arrachement, c’est de l’exil, c’est des familles qui sont fâchées, qui tournent le dos à leur enfant parce qu’il quitte la communauté. C’est en fait, c’est d’abord une histoire hyper violente, et difficile et qui aujourd’hui n’a pas le même sens qu’il y a cent ans, mais qui du coup est en train de s’inventer. Et dans cette invention-là et bien il y a plein de gens qui sont dans l’invention, qui sont justement nés d’une collision et qui sont à la frontière de deux mondes, et ça va pour le genre, ça va même pour la classe sociale, le fait d’appartenir, d’avoir grandi, je ne sais pas, avec une famille où les grands parents sont d’une origine, d’un pays du sud, qui ne viennent pas d’un milieu bourgeois mais qui aujourd’hui sortent de ce milieu-là et qui vont travailler, qui vont bien mieux gagner leur vie que leurs parents ou grands-parents etc. 

Donc tout ça aussi ce sont des zones frontalières qui… où se frottent des choses, et c’est ce frottement-là en fait qui m’a toujours intéressée et que j’ai toujours, je crois, dessiné malgré moi. Ça a toujours été un peu ça qui vient, et tout mon intérêt, toute, même ma politisation vient aussi de, d’essayer de réfléchir à ça en fait, parce que c’est dans la politique qu’on comprend qui on est, ce que l’on doit combattre, pourquoi est-ce que ça ne marche pas, etc.

Donc le dessin me permet de, comment dire, de mettre à plat, avec mon langage à moi, encore une fois ce n’est pas forcément hyper flag [nldr : flagrant] (rires) toujours mais en tout cas avec mon langage à moi je vois bien où sont les malaises, où sont… que c’est toujours lié aux identités fragiles quoi, il y a vraiment un truc un peu comme ça. 

Politiser ces questions-là met une colonne vertébrale, à soi. D’un coup on devient des humains debout et ça c’est très important, je crois. Et donc être une personne afro-descendante dedans maintenant, je suis en train d’apprendre ce que c’est, c’est plutôt ça, parce qu’avant je ne me disais pas je suis une personne afro-descendante, je me disais je viens de pays du sud. Et d’ailleurs je me suis toujours sentie proche d’artistes, de créateurs, de personnes qui m’entourent qui sont elles-mêmes dans ce frottement-là, qui viennent elles-mêmes aussi de pays du sud.

D’un point de vue personnel c’est, je crois, toujours, par-là que l’art dans son acceptation, dans l’acceptation très large du terme est venu me parler, et me faire comprendre des choses. J’ai plein d’exemples mais en premier lieu, Frida Kahlo par exemple, la peinture, je pense que je n’aurais pas pu avoir un intérêt réel pour la peinture, parce que je n’ai pas été élevée dans une culture qui m’a hyper sensibilisée à des expositions, à des choses comme ça, mais il a fallu croiser la peinture, la vie et l’histoire, et le contexte historique de la peinture de Frida Kahlo pour comprendre toute la force que pouvait avoir un simple portrait, un simple auto-portrait. 

A partir de cette clé-là, j’ai pu rentrer dans la peinture, comprendre, je veux dire essayer de comprendre, enfin, en ayant compris ça j’ai compris que quand tu regardes un tableau tu ne regardes pas juste une sensation esthétique mais tu regardes quelqu’un qui a eu un geste, et possiblement de rupture, ou qui a dit quelque chose, raconté quelque chose, et ça c’est quelque chose qui continue de cheminer beaucoup, même encore maintenant. C’est la même chose pour la littérature ou le monde littéraire et de l’écrit, je racontais pas mal ça ces derniers temps mais j’ai l’impression d’avoir passé beaucoup d’années à ne pas, à lire des livres parce qu’on nous imposait des lectures scolaires, mais sans avoir, sans qu’on nous permette d’avoir des clés pour rentrer réellement dans la chair des mots et du sens, par la porte de l’histoire, ce qui moi en tout cas est la porte qui est venue me parler. Donc en découvrant des auteurs par d’autres moyens, encore une fois Fanon, Césaire, ça m’a connecté à tout, au monde de la littérature plus largement, d’un coup tous les livres que je pouvais lire à l’école devenaient intéressants parce que j’avais eu des clés de compréhension qui venaient toucher à une histoire plus proche peut-être de considération, culturelle, ou en tout cas de manques que j’avais pu avoir. 

Et à partir de là je me suis passionnée, je ne sais pas, pour le surréalisme, pour d’autres choses parce qu’il y a eu des clés de compréhension qui étaient à la fois sensibles, c’est à dire l’art, et à la fois profondément politiques, profondément dans une démarche de restitution d’histoire. Et en fait si je regarde bien beaucoup d’artistes que j’aime ou qui m’ont construit ou qui m’entourent, il y a toujours ça qui existe, il y a toujours ça à chaque fois.

Il y a une dessinatrice, peintre d’Haïti qui s’appelle Belkis Ayón que j’aime beaucoup. Et en fait tu as des peintres, leur simple existence, le simple fait d’être une femme peintre dans ce territoire-là est déjà en soi quelque chose qui surgit de nulle part et qui n’était pas envisageable, normal, et qui vient dire quelque chose, qui essaie de poser un geste, qui essaie de montrer le monde d’une certaine manière. 

Donc à partir de là, oui, si ça me parle art engagé, art politique ou art militant, évidemment. Et je pense que si tu dis ces trois mots c’est qu’évidemment il y a un art militant par exemple ce serait un art comme celui de Diego Rivera ou Frida Kahlo, qui n’est pas juste, n’est pas politique en soi mais a une réelle, est tiré par un idéal et par une réelle envie que ce que l’on dit, ce que l’on a à dire avec son outil de travail qu’est le pinceau vienne parler au plus large, à la totalité collective. 

Je crois que tout ça oui, c’est clair, évidemment que ça a du sens pour moi et je ne porte un intérêt quasiment qu’à ça. Après avec le temps (rires) comme plein de monde, je suis très proche aussi, enfin j’ai beaucoup besoin de me nourrir de poésie, de textes ou de poésies, enfin d’images et qu’en fait avec le temps je vois qu’il y a des choses qui changent aussi là-dedans. Avant j’avais vraiment besoin d’avoir le sens, l’histoire, d’avoir des choses très réelles auxquelles me raccrocher dans n’importe quelle œuvre et en fait maintenant il y a un léger détachement qui peut se faire, ou bien un besoin aussi de silence et de contemplation, mais aussi qui m’apparaît comme étant un besoin tout aussi politique. Enfin qui peut se réfléchir aussi de cette manière-là.

Donc pourquoi est-ce que ces personnes-là m’intéressent ? Parce qu’en fait elles viennent de territoires qui ont connu la colonisation, l’esclavage, la déportation, ce que tu veux etc. et qui du coup elles-mêmes sont dans des quêtes particulières. Ces quêtes-là, quelles qu’elles soient, me parlent, m’influencent, voilà. Et donc Frida Kahlo par exemple on est au Mexique, donc rien à voir ! Pourquoi est-ce que Frida Kahlo parle aujourd’hui à tellement de monde ? On en vient toujours à elle mais c’est hyper intéressant, de prendre elle et son mari par exemple. Diego Rivera, Frida Kahlo. 

Diego Rivera faisait des très grandes fresques, des très grandes peintures, à fond dans l’art communiste de l’époque, mais aussi avec une démarche très très importante, qui était il faut raconter au peuple mexicain son histoire, s’il ne sait pas lire il faut qu’il puisse lire son histoire sur les murs qui l’entourent. Donc on va remettre la dignité dans le peuple indien, on va remettre de la dignité dans les représentations, dans l’art, dans tout ce qui venait de l’art pré-colombien, qui à l’époque, comme dans le cas par exemple du continent africain, avait été écrasé par la colonie, avait été mis, enfin c’était considéré comme de l’art sauvage, et il fallait absolument s’en défaire.

Bon et bien tu as cette génération d’artistes, Rivera, ont fait des grandes choses sur les murs, on raconte l’histoire, Frida Kahlo, on raconte la même chose, mais du point de vue de l’individu, de l’humain, du portrait, le portrait, l’auto-portrait etc., le petit tableau. Ce n’est pas la même chose de faire des auto-portraits maintenant que de faire des auto-portraits à l’époque de Frida Kahlo. De peindre des femmes, le sang des règles etc. les fausses couches, les fœtus, les hôpitaux, ce n’est pas la même chose de peindre ça en 1930 que de faire ça maintenant. Et c’est ça qui est intéressant, c’est que ces deux peintres-là sont très intéressants parce qu’ils racontent chacun avec leur idéologie, enfin ils ont une idéologie commune, justement, mais il y a cette urgence de raconter la vie des personnes qui étaient jusqu’alors dans l’ombre, les femmes, les personnes indiennes, enfin on dit « indigena » en espagnol donc les indigènes, l’urgence de remettre ça dans l’histoire commune d’un pays qui s’appelle le Mexique. 

Ça, ça me parle. Et donc ça va me parler partout, en tant qu’afro-descendante ça va toucher à toutes mes cordes sensibles, mais plus généralement c’est ça qui va me parler dans l’art, et peu importe d’où ils viennent. Et de fait, ça me touche mille fois plus quand ça vient de territoires, ou ce sont des personnes afro-descendantes qui ont, qui essaient de s’exprimer, donc Belkis Ayón en Haïti, à Cuba pardon, mais par exemple Ballast on a fait une couverture avec une sculptrice qui s’appelle Augusta Savage, et qui est une des couvertures que je préfère le plus, c’est moi qui gérait les couvertures, qu’est-ce que c’était d’être une femme noire, aux États-Unis, qui fait de la sculpture, dans les années 20 ? 

Est-ce qu’on peut même imaginer comment est-ce qu’elle, le parcours de vie qu’elle a pu avoir pour réussir à faire, à essayer de vivre de ce qu’elle aimait, et tout ce qui l’a entravé. Bon ça, ça existe dans plein de territoires, et mais ça va évidemment venir toucher à quelque chose dans nos mémoires, là, ça va venir faire toucher quelque chose très fortement.

On parle, on ne dit pas que Frida Kahlo, comme Rivera, étaient des communistes, étaient des révolutionnaires, sont nés d’une histoire, ils ne sont pas, elle n’est pas arrivée comme ça comme une fleur, elle est arrivée après la première révolution du siècle ! Enfin tu vois politiquement, comme personnage, c’est absolument fascinant ! Sur justement aussi parce qu’on est dans une époque par exemple où le portrait, l’auto-portrait etc. c’est devenu, enfin je veux dire c’est la base de la base. Pour moi Frida Kahlo c’est la première à, enfin c’est la première, non, ça fait grandiloquent de dire comme ça, mais en tout cas sa peinture ouvre le siècle sur les questions, sur le fait, sur le besoin de revenir à l’individu aussi. Dans tous ces grands projets politiques, la parole des femmes, et la parole de l’individu, c’est à dire le vécu, la petite guerre individuelle, la petite guerre que chacun traverse dans l’existence. Sa guerre elle c’était son corps, le corps malade, le corps de femme violentée par les fausses couches, par tout ça, par l’amour, par ce que tu veux, c’est ça qu’elle vient raconter, et aujourd’hui on est dedans, on est tellement dedans qu’on ne se rend même plus compte qu’avant ce ne n’était pas comme ça.

Et puis Frida Kahlo est un personnage justement de frontières. Elle est métisse. Elle est métisse, allemande, son père était allemand, il est parti pour plein de raisons, et sa mère était mexicaine. Donc ça aussi ça fait partie des choses que je veux, dans sa peinture il y a, ça vient toucher à ces cordes-là, où elle avait besoin de raconter ses influences-là aussi, ou en tout cas de, puisque c’est une peinture de quelqu’un qui cherche, et bien elle a creusé, elle a vraiment creusé loin ! Donc oui c’est, même si c’est une icône absolue Frida Kahlo, et ça pourrait être chiant, en fait pour moi c’est assez interminable de creuser son travail.

J’ai longtemps fait de l’illustration, j’ai fait des trucs pour la jeunesse, super pourraves, essayer de rentrer un peu, enfin bon sauf que justement, à un moment j’ai arrêté complètement le dessin parce que je sentais que ce n’était pas ça que je voulais faire. Je ne voulais pas faire des petits livres jeunesse, enfin j’ai du mal à travailler en commande sur des sujets qui ne me parlent pas, enfin le dessin pour moi ce n’est pas, ce n’est pas juste un acte technique, pas du tout, c’est un acte toujours assez difficile en fait. Du coup en faire un métier ce n’est pas simple dans ce cadre-là, parce qu’en faire un métier ça veut dire ne pas tout prendre personnellement (rires) et bon pendant longtemps c’était quand même plutôt difficile. Après j’avais du coup des personnes qui me suivaient, par exemple je crois que c’est assez nouveau qu’il y ait des personnes afro-descendants à qui le monde du travail parle, enfin afro-descendantes et connectées on va dire dans des assos etc.

Il y avait vraiment de tout en fait qui voyait mon travail. Mais par Internet c’était plus des réseaux de gens qui aiment le dessin, ou des réseaux de personnes oui voilà qui aiment bien les jolies choses, mais… Ballast était évidemment pour moi un espace où je pouvais mettre, je pouvais faire rentrer en tout cas ce langage-là, un peu bizarre, à la fois un peu onirique, poétique, et politique parce que moi je sais ce que j’y mets de politique, dans une revue qui est politique, et pour moi c’était extrêmement important de pouvoir faire ça.

C’est assez récent qu’on me publie parce que je fais un dessin qui vient nourrir les enjeux actuels, c’est quand même assez nouveau. J’ai envie de faire des trucs pour le féminisme par exemple, c’est récent. C’est Cambourakis mes premières commandes là-dessus. Et là d’un coup tout s’aligne pour moi, complètement. Et MWASI effectivement, première fois qu’on vient me voir en tant qu’artiste afro-descendante, ça c’était nouveau.

 

Je dessine beaucoup à partir du deuil, parce que j’ai traversé énormément de deuils, et qu’en fait c’est ça qui a nourri mon dessin pendant longtemps. Et à partir du deuil, enfin à partir de ce besoin-là, ça c’est consolidé avec la conscience plus large qu’il faut, comment dire, que ce n’est pas juste moi qui vit les choses comme ça, que c’est collectif, et à partir du moment que tu commences à penser collectif, tu rentres dans la politique, tu ne peux pas y échapper. 

Je suis moi une personne qui a besoin de politique. Et quand je dis besoin, c’est parce que c’est ce qui encore une fois c’est une colonne vertébrale. Pour penser à la fois l’expérience personnelle et à la fois que cette expérience personnelle s’ancre dans un territoire, dans une réalité sociale, dans une histoire etc. Bon ça c’est du coup, mais c’est vrai que je peux avoir tendance à le scinder du dessin, parce que j’ai du mal aujourd’hui, même encore maintenant, ça fait pourtant tant d’années ! (rires) J’ai du mal à me dire, enfin le dessin est tellement né d’une urgence personnelle, d’une urgence personnelle de sortir quelque chose de moi de lié à la conscience, à la gifle qu’a été la mort de ma mère, la mort, en très peu de temps en fait j’ai perdu ma mère, mes grands-mères, mon grand-père, donc en fait ce qui me reliait identitairement aussi aux mémoires de ma famille, et notamment au Gabon, qui est mon pays. (bruit de porte qui s’ouvre) 

Et en fait de perdre la porte d’entrée, de mon pays d’enfance, ça a été très dur parce que c’était comme comprendre beaucoup trop vite et beaucoup trop tôt que ok en fait maintenant tu te débrouilles toute seule si tu as des questions sur ça, c’est toi qui dois aller les chercher. Et c’est toi qui dois aller les chercher, je crois que tout est là. 

Le dessin a été une porte importante, enfin a été un outil très important, pour dégorger une première fois, mais après ce sont des lectures, c’est rencontrer des personnes, c’est la politique, qui m’a permis aussi de revenir à cette histoire personnelle là. 

Mais ça vient d’abord d’un très grand vide, d’une très grande perte qui est la mort. Et la mort m’a saisi très basiquement, comme n’importe quel être humain, mais en tout cas ça a été quelque chose qui a été évidemment violent mais parce que perdre sa mère quand tu viens justement, quand t’es métisse, et bien c’est perdre sa mère et perdre le lien à ta terre (bruit d’eau qui coule), le lien à la terre où tu ne vis pas, où tu n’es pas. 

 

Et là t’as des questions, t’as tout qui monte, c’était assez vertigineux, maintenant ça fait longtemps, mais c’était assez vertigineux, j’avais dix neuf ans quand elle est décédée et en fait je n’ai rien sur faire d’autre, pendant deux, trois ans, que dessiner. (le bruit d’eau s’arrête)

En fait, heureusement qu’il y a eu le dessin, parce que je ne pouvais plus étudier, je ne pouvais plus voir des gens, enfin ça été vraiment très compliqué. Le dessin, là, est apparu comme quelque chose de l’ordre du soin, oui un truc comme ça, de la thérapie. 

C’est ça que j’ai raconté pendant longtemps en fait, et pendant longtemps je racontais ça et en même temps que je le racontais je me disais je ne peux pas juste parler de la mort, je ne peux pas juste dire ça, donc il faut que je dise autre chose. Et en voulant dire autre chose c’est là où : féminisme. Identité, fragilité, etc. parce qu’une fois que tu as la mort, que la mort t’a touché, tu vois les autres êtres humains avec ça aussi, d’un coup. C’est comme si ça m’ouvrait et ça m’avait ouvert les yeux, sur le monde et sur ce que les gens traversent, sur le fait que les gens qui sont là ne se rendent pas compte que toi là tu es là mais tu ne sais pas que tu vas peut-être perdre ta mère, ta grand-mère, donc va, parle-lui, interroge-la sur ton histoire, interroge-la sur l’enfance au pays là-bas, interroge ta grand-mère sur le pays, fais ça parce que tu vas le perdre. 

Donc c’est… d’ailleurs c’est quelque chose que j’ai fait moi-même après dans ma famille, d’interroger, de chercher, de creuser, de comprendre les liens, j’ai fait un énorme travail, conjointement à tout ce dont on parle, pour aller chercher dans ma propre histoire familiale, pourquoi, quel est ce sac de nœuds, et en fait en faisant ce travail-là, qu’est-ce que je croise dans ma famille ? Absolument partout, que de la politique. Que de la politique, à tous les étages. Quand tu viens, encore une fois, quand tu es de territoires où il y a eu cette… qui se sont cognés, ça se cogne, ça se répercute, à tous les endroits des humains. Et dans ma famille c’était comme une matière première assez accessible, et qui m’a beaucoup nourri.

 

Du coup ça m’a forcé à essayer de comprendre tout le monde. Quelle était la place des uns et des autres, quelle était la place des grand-mères, pourquoi cette grand-mère blanche-là est partie en Afrique dans les années 50, pourquoi elle est partie, les années 50 il y avait la Seconde Guerre Mondiale dix ans avant, pourquoi est-ce qu’elle est partie de là etc. Pourquoi la politique, pourquoi mon art est politique en fait, c’est parce que ma famille est prise dans la politique, depuis très longtemps.

 

Pour moi ça commence toujours beaucoup par là en fait, par d’abord la conscience, enfin par le deuil, et le deuil te connecte au reste, tout le monde vit ça, ok. D’un coup en fait je vouais les être humains avec ça, en me disant mais en fait, toutes les personnes traversent ça, toutes les personnes portent leur tas de cadavres comme ça sur le dos, ou toutes les personnes vont connaître cette chose-là. 

Et nous, dans nos histoires, dans nos mémoires familiales, de pays anciennement colonisés, cette chose-là est très très très lourde, très présente. Et en tant qu’enfant j’étais très consciente de ça, et ça commence à s’aligner, enfin le temps le consolide mais j’ai toujours été très consciente que nous portons les mémoires, nous sommes réceptacles, en tant qu’enfant, de mémoires de nos familles. Et quand on vient de territoires encore une fois où tu ne peux pas aller t’abreuver, facilement comme ça à la source du pays d’un de tes parents, et bien du coup tu vas enclencher des mécanismes de recherches, de chercher des réponses, tu vas commencer à être en traduction du monde, à essayer de comprendre ce qu’il reste de cette culture-là, d’essayer de sauver des choses, enfin je ne sais pas en tout cas il y a plein, chez chacun c’est différent mais chez chacun ça existe.

 

Quand Assa Traoré perd son frère, et quand l’énergie qu’elle met pour rendre dignité et justice à son frère, tout ce qui peut se passer dans la période, juste après la mort d’Adama Traoré où la famille est dévastée de cette mort-là ! Quand toi même tu as connu la mort de quelqu’un que tu aimes, tu comprends tout de suite ça, et tu as l’impression que les gens, on fait comme si ça n’existait pas cette dimension-là aujourd’hui. Quand tu perds quelqu’un, quand tu perds de manière aussi injuste et absurde quelqu’un que tu aimes, tu vas te battre pour comprendre, ça paraît tellement logique ! Et du coup, quand je regarde Assa Traoré, la première chose qui me touche, dans tout ça, c’est d’abord la force qu’elle a, en ayant subi, en ayant pris ce choc qu’est le choc de la mort de quelqu’un que tu aimes. Et oui ça, ça politise par exemple. (rires) Assa revient toujours à dire « moi je suis là, c’est juste mon frère a été tué, point ». (rires) Enfin je veux dire, tous les blablas qu’on fait là, c’est quand même, on va rappeler, c’est mon frère était vivant, là, et il a été tué, et maintenant il est mort, donc je suis là juste pour comprendre ça, point. Et en fait tout le blabla qu’il y a autour devient absolument absurde en fait. 

Parce que tout le monde est sensé pouvoir comprendre ça, vraiment tu vois, et bref, je pense que c’est pour ça, je me souviens quand il y avait eu cette histoire, je m’étais dit mais ça aurait pu arriver à ma sœur par exemple, je n’en sais rien, tu vois ma sœur, se fait attraper comme ça, elle disparaît, elle est morte, mais je veux dire, qui a les épaules même pour faire le tiers du quart de ce que cette famille est en train de faire ! Ça me paraît dingue en fait. Je pense, enfin moi je sais que la violence aurait été incroyable. La violence que ça met en soi, l’injustice, une telle injustice, enfin le besoin de comment dire, de revanche, enfin c’est insupportable à encaisser normalement ça. Donc la force qu’a Assa, me paraît dingue, tellement ça pourrait rendre fou n’importe qui d’autre ! 

Et enfin, quand je dis Assa, tu vois en tout cas les familles qui gèrent les dossiers administratifs de, suite aux meurtres de leurs frères, dans ce genre d’opposition, parce que c’est souvent, il y a beaucoup de sœurs qui sont mises en avant, mais il faut être tellement solide ! Je ne… enfin c’est inimaginable.

 

L’histoire de Georges Floyd et les réponses qui sont faites à ça, jusqu’ici, en fait même là encore maintenant il y a un truc, genre mais (rires) je… le pays dans lequel on est, ne voit pas, ne comprend pas, ils sont dans l’incapacité totale de formuler des discours qui puissent calmer ces deuils successifs en fait, un truc comme ça tu vois, justement moi, comme encore une fois c’est vraiment, c’est vraiment une œillère que j’ai, je vois, c’est même, presque un biais, même chiant dans la vie au bout d’un moment mais, quand des familles sont en deuil normalement tu dois faire des gestes, tu dois faire des gestes, formuler des mots etc. Et ni ces gestes ni ces mots, il n’y a rien qui est dit, il n’y a rien qui est fait, jamais, à aucun moment et ça se répète, et ça se répète, et donc ça va, ça ne peut générer que quelque chose de tellement noir et sombre que oui, au bout d’un moment, moi aussi je, j’ai fermé tout, parce que ça m’angoissait trop, et c’est la première fois d’ailleurs que c’est arrivé à ce point, donc je pense que c’est aussi relié comme tout le monde à la situation que tout le monde traverse en ce moment aussi et qui je pense bouge plein de choses en chacun (bruit de clavier, de ping, de vibreur) mais là je peux en parler comme ça aussi parce qu’à un moment donné j’ai tout fermé, genre je ne pouvais plus lire, je ne pouvais plus regarder, je ne pouvais plus justement lire la presse, voir ce genre d’histoires, les réseaux sociaux, tout tout fermé. (bruit de télé qui s’éteint)

Et puis j’ai, au mois de novembre, de septembre à novembre j’ai travaillé sur un projet où je m’étais dit, justement j’ai besoin de revenir à la compréhension sensible des choses, et au lien direct avec les gens, donc à la création, à la création, j’ai besoin de création, il y a vraiment ce truc genre après l’histoire des confinements, des machins, genre je ne peux plus, je ne peux plus comprendre par les mots, par les articles, par les échanges des gens sur internet, non tout ça ne me nourrit plus, ne me donne plus rien, je ne comprends plus rien, j’ai besoin de création. Et j’ai fait ce projet avec une chorégraphe incroyable qui s’appelle Dorothée Munyaneza, qui est d’origine du Rwanda, et qui vit en France, et qui est aussi anglaise, et elle a fait une pièce de théâtre qui s’appelle « My » où elle a mis, elle a fait travailler ensemble des femmes noires de plusieurs territoires, à la base ça devait être un projet, c’est un projet que je suivais presque depuis le début, et qui devait normalement rassembler des femmes des États-Unis, du Brésil, du continent africain, d’Europe, et avec l’histoire du COVID etc. bon tout son, on va dire, sa première distribution a un peu explosé, mais elle n’a rien lâché, elle a réussi à monter la pièce.

Donc moi j’étais là juste pour suivre en fait, faire des photos, dessiner, écouter, lire ce qu’elles faisaient, enfin voilà, et à la fin j’ai fait une captation vidéo en novembre de ce spectacle-là, c’était une commande professionnelle quoi. De baigner en fait dans ce projet avec elles, avec ces personnes, et donc d’être dans un projet qui venait raconter ce que c’était de se relier ensemble, et de se délier, et de personnes venant de territoires compliqués, aussi, avec des histoires toutes compliquées, liées à la marche du monde quand on vient de territoires comme Haïti, ou comme le Rwanda, comme le Burundi, comme la Somalie, l’Éthiopie, enfin bref, ça m’a donné tellement de forces de faire ce travail avec elles, que maintenant j’ai l’impression que je suis là c’est bon peu importe les choses, depuis des mois j’avance, ça ça m’a assez nourri, c’est en ça que je crois, c’est que les gens font vraiment, pas ce qu’ils disent, pas ce qu’ils pensent, mais ce qu’ils font.

 

[générique de fin]

[inaudible]

 

[Mélissa Andrianasolo]

La Couleur de l’Art est un podcast produit par La Clameur Podcast Social Club.

[inaudible]

Je remercie également Marie-Lou Henry Viel pour le mixage, et comme d’habitude le reste de la Clameur Podcast Social Club, pour leur soutien autant [inaudible]